"Apprendre le bonheur paraît difficile, d’autant qu’il est à la fois la chose la plus désirée au monde, mais aussi la plus fragile, sans définition absolue.
Nous savons par contre - que trop - ce que sont les échecs, les drames, les déchirures de l’existence. Combien, les ayant vécus, les subissant peut-être encore, il est bien difficile de projeter un temps qui serait plus humain, simplement moins lourd. Ce n’est pas sans soupçon que vient alors la question du bonheur, de peur que cela « soit trop beau pour être vrai ».
Pourtant.
Que serait la vie, sans une patience qui n’est pas uniquement l’endurance face au pâtir, mais aussi un désir pour cette existence-ci ? Afin que son goût soit meilleur.
Pour mener à bien cette œuvre, il serait utile de retrouver le sens des « vertus » : cette bonne mesure. La vertu n’est pas une veille fille édentée, renfrognée, qu’il faudrait supporter. Non, elle est une grande et magnifique école : celle de la confiance dans la personne. Elle affirme - la vertu - que l’humain a la capacité de chercher le bien et de l’accomplir. Elle soutient qu’il est possible de vivre selon la sagesse, envers soi-même, pour d’autres. Il n’est pas question d’une sorte d’apologie de la vie harmonieuse « zen », trop lisse pour être crue.
Mais au sein des difficultés, des dilemmes, des incertitudes, pouvoir vivre avec « la fragilité d’être menacé ».
La vertu - celle de prudence, de courage, d’humilité, et bien d’autres - peut alors former à l’accueil du bonheur. Elle vient embellir l’intérieur de l’être, l’ajuster au réel comme à lui-même. Nous sommes loin des prescriptions du bonheur : « il faut que tu fasses ceci, que tu vives ainsi et tu seras heureux ».
Eloignée encore des normes plus feutrées, mais puissantes, que sont les figures imposées du bonheur par nos sociétés, sa publicité, ses codes.
Bonheur, dit-on alors, d’être vétu avec telle marque, ou d’adopter les modes de vie que la société manifeste comme étant les bons, etc. Nos discours libéraux sont loin de laisser le bonheur aller le chemin imprévu de chaque existence. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’il corresponde aux codes d’une époque, qu’il soit rentable surtout, c’est-à-dire une marchandise. Il y a un « devoir » d’être heureux : mener brillamment sa carrière, profiter de la vie, être en bonne santé, et jeune le plus longtemps possible… Caricatures qui se font passer pour l’idéal, le but à atteindre, ce qui fait la réussite d’une vie. Tant pis si nos histoires sont à mille lieux. Elles doivent alors se faire petites et silencieuses pour ne pas troubler l’ordre du bonheur empaqueté.
Alors oui, la vertu est puissance de résistance, de combat face à ce mensonge organisé. Car elle intègre le sensible de l’existence, le réel dans sa complexité afin d’orienter la liberté de l’humain. Courage, prudence, justice, mais encore tempérance, patience, humilité, intelligence bien sûr, sont ainsi à l’œuvre pour nous soutenir dans les difficultés comme autant d’appui à la vie heureuse. Forces d’une vie qui sait qu’elle ne peut tout maîtriser, qui connaît ce qu’elle ignore, ce qui n’est pas en son pouvoir.
La vertu est modeste, mais trace une inclination, donne un flair quant à ce qu’il est juste de faire, elle peut être un pouvoir d’innovation et de renouveau face à l’imprévu. Une « latéralité éclairante » qui permet de conduire sa barque, dans le brouillard des circonstances, mais encore de pressentir la bonne direction face aux questions vertigineuses posées par notre époque. Il ne s’agit pas ici de décréter le bien, mais de rendre possible la voie qui apparaît la plus sensée et porteuse d’humanité."
Véronique MARGRON. Voir le Bonheur.