" Ce n'est pas la couleur ni la technique qui font le peintre (ou l'écrivain), pas plus que l'école ne le défait. C'est une manière bien à soi d'attraper le monde par le paletot et de ne plus le lâcher quoi qu'on dise ou fasse alentour pour vous arrêter. Une manière se se boucher les oreilles et de se fermer les yeux à tout ce qui n'est pas cela qu'on a senti un jour bouger à l'intérieur avec une telle évidence qui rien ne prévaudra jamais contre
Comme les enfants qui savent de toute éternité que les nuages sont bleus, les vaches vertes, la pluie d'or et qui mettent tout de suite avec l'audace des anges la mer dans une bouteille et le feu à tous les musées du monde, Pierre est devenu Bonnard en n'écoutant que son coeur, et sa main ne l'a jamais trahi.
Jusqu'au bout, il ne cesse de s'émerveiller, d'arrêter le temps, de disputer à la lumière d'autres lumières et de réinventer le ciel et la terre, la mer et les montagnes, l'homme et la femme. De chanter l'amour du monde et le bonheur de vivre, malgré qu'il en ait, car celui qui chante n'est pas toujours heureux.
(...)
Bonnard sait que ses heures sont comptées. Il est allé aussi loin qu'il a pu dans son regard et en revient rasséréné.
Au fond du noir, il y a toutes les couleurs de L'amandier en fleur, le dernier tableau auquel il travaille. Et c'est un cri d'amour à la vie. Un arbre pour finir et ne pas finir, un arbre debout, comme un homme. Mais celui qui fleurit en hiver quand tout ce qui se tient autour fait le mort, celui qui met le plus de lumière dans la ténèbre, avec ses boules de fleurs blanches, un arbre pour rappeler à l'homme que la vie ne meurt pas, mais seulement ses apparences qui sont des masques. C'est cet arbre là que Pierre est allé cherché au plus profond de lui même, sans y penser, sans le vouloir. En le peignant, il n'a pas vu sans doute ce qu'il faisait. Il n'a pas vu que les branches de l'amandier étaient noires et noueuses comme ses propres bras, pas vu que la blancheur de ses cheveux épousait celle des fleurs, non, il a senti monter l'arbre en lui, percer les bourgeons au bout de ses doigts, fleurir la vie qui n'a pas de fin.
Il ne s'agit pas de peindre (d'écrire) la vie. Il s'agit de rendre vivante (l'écriture) la peinture."
Guy Goffette.
Elle, par bonheur, et toujours nue.
Editions Gallimard. 1998
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