J’écris là, au petit matin de ce mardi.
J’écris au delà (on écrit toujours au delà, alors ça va)...
Et là, au delà du bel échange d’hier soir, très tard dans la nuit,
Echange avec un ami J.B.
Echange sur l’amour et ses « comment ».
Avec en résumé éclair de nos débats et vécus :
Comment sans cesse dans l’Amour (le faux) nous demandons à tort à l’autre de combler nos manques et satisfaire nos besoins (que nous devrions chercher en vrai, à combler avant tout par nous même)
Comment l’Amour, c’est avant tout permettre à l’autre de se réaliser.
Comment Aimer, c’est tout sauf « répondre aux exigences de l’autre » mais découvrir sans cesse que si Aimer, c’est reconnaître que l’autre aussi cherche à être reconnu et valorisé, il y a, à rester libre de cela…
Comment l’autre (et dans l’amour plus qu’ailleurs encore) reste en permanence absolument autre et précisément encore plus dans cette relation d’amour qui tout sauf aliène l’autre à nos propres désirs…
Comment il importe de ne pas attendre de la personne aimée le tout de l’Amour (et cesser ainsi de lui reprocher de ne pas épancher sa propre soif d’amour, lui laissant la liberté de devenir « le tout être humain »…
Comment il y a une fécondité dans la réciprocité d’Amour où chacun a un territoire qui est respecté…
Comment ne pas être pris au piège de la passion devenue « congénitale à l’homme occidentale » mais que cette passion viendra nourrir bien plus tard les jours gris ou laborieux…
Comment se crée ce en quoi on aspire en définitive : une relation aimante non seulement viable (différencié, débarrassé des besoins personnels à satisfaire au travers de l’autre) mais surtout et avant tout bienfaisante, c’est à dire un amour vrai qui serait alors la capacité à vivre l’intimité…
Etc…etc…
Au delà de la richesse de ses (nos) propositions sur ce qu’est l’amour et ce qu’il n’est pas, nous parlons à la fin de notre échange et en quelques mots seulement de ce souffle d’amour nécessaire pour faire vibrer les âmes. Et comment (décidément) par ce souffle d’amour notre personne et celle de l’être aimée est « une véritable œuvre d’art en devenir et à faire advenir »…
Et c’est sur ce "souffle d’amour", que j’aimerai poser rapidement quelques mots.
Comment le dire sans emphase ?
Les faits alors.
Remonté d’urgence dans le Nord de la France en Décembre dernier pour accompagner mon père dans un moment de santé très grave (dont il se remet peu à peu), je reste encore aujourd’hui marqué par la force de ce que j’ai pu entrevoir aux services d’urgences du C.H.U :
"Ce que je revois d’abord. Leurs visages rougis d’avoir tant pleuré. Et les yeux aussi. Noyés dans les larmes. Inondés. Leurs visages, je les vois, déchirés de peine et de chagrin. Et leurs regards ailleurs, je les revois aussi. Leurs dos courbés portant le poids, le malheur et leurs manteaux trop lourds aussi. Je revois l’attente. Oui je la revois. L’attente mêlée d’espoir et de crainte. « S’il te plait ne meure pas. Pas maintenant "
(…)
Et là, dans le Nord, aussi, faire des rencontres
rares
Autres, ailleurs, déterminantes.
Stupéfiantes. Révélatrices.
(…)
De ce que je peux en dire :
(…)
Nous sommes le 29 Décembre. Nous sommes à Lille.
De lui, je ne sais même pas le prénom, je ne l’ai pas bien compris.
Il est roumain. Porte des bottes en caoutchouc, un vieux survêtement. Il a le visage sale. Il a l’air de ceux qui vivent dans la rue. Tristement fatigué mais vivant, tellement.
Il est en situation irrégulière. Il est sans papier.
Alors, il court.
Il court dans Lille pour se faire quelques menues monnaies en trouvant des places de parking. Des places pour nous, les nantis cherchant à se stationner en ces jours de fête.
Lui, il est traqué par les policiers.
Traqué pour de vrai, pas pour de rire.
C’est pas rien.
Cette semaine là, un charter au départ de Lesquin « ramènera chez eux » plus de 250 migrants. Les mettra hors de France faut-il dire. Plus exactement, les expulsera.
Mauvaise graine va !
Lui, ne compte pas être de ceux là.
Alors il court.
Il est en France depuis 6 mois environ. En vrai, il ne sait pas précisément. Il espère juste y rester encore un peu. Parce qu’en France, pour lui, peut-être de l’argent à se faire.
J’apprendrai plus tard qu’il espère avec cet argent retourner au pays pour construire une belle maison à 15 000 euros. Pour sa bien-aimée et pour une famille qu’il espère fonder. Il y croit dur comme fer. Et c’est triste, pour moi d’entendre un rêve impossible à réaliser.
Quand je le rencontre pour la première fois, après avoir trouvé un emplacement où me stationner (grâce à lui), et au delà de la maigre somme que je lui remet, en vrai, nous parlons.
Là, sur le trottoir, parler, même très rapidement. Parler.
Je crois en vrai qu’il est étonné que quelqu’un s’intéresse à lui.
C’est terrible, non ?
Je le questionne, tente de comprendre son histoire.
Ses yeux pétillent. Il est si jeune. Vingt cinq ans environ. A peine.
Au delà de quelques minutes, nos mains se serrent.
Le souffle.
Nous parlons en quelques mots simples de sa vie ici. Je lui dis de faire attention en courant ainsi entre les voitures. Lui, me parle de ces nuits dans les squats et des repas qui lui absorbent son maigre butin quotidien…
Mais déjà, là-bas quatre policiers au bout de la rue, le repèrent.
Se rapprochent rapidement.
Hésitent pourtant à se mettre en chasse. Je les vois s’avancer. Crains fort pour lui.
Lui, prend le temps. Le temps de me serrer dans ses bras. Me serrer fort. Ouaoufffffff…
Me dit au moins cinq fois merci : « merci, merci, merci, merci, merci »…
Puis pour ne pas attiser la fougue des policiers, tout en le disant se met à courir.
Mais doucètement, le pas de courses. De grandes et légères enjambées avec des bottes caoutchoutées. C’est presque drôle. Etrange, c’est sûr.
Il se retourne discrètement comme si de rien n’était, juste regarder s’il est suivi.
Et me fait découvrir ainsi découvrir un art qui n’est pas mineur :
L’art de la Fugue
Mais une fois le coin de rue passée, je le vois filer, filer et bien évidemment à toute allure…
Les policiers n’ont pas tout compris.
Moi, pas de suite.
Non plus.
(…)
Le lendemain, je le retrouve un peu au même endroit.
Il court.
Comme chaque jour.
En me voyant, il court cette fois au milieu de la route, tout prés des voitures.
Au milieu de la route. Veut à tout prix me trouver une place. Pensez-donc !
Je lui propose de monter pour que nous la cherchions ensemble.
Je lui dis qu’il n’est pas mon esclave. Ça le fait rire. Moi aussi. Ça fait du bien.
Je le regarde à mes côtés. Comme c’est étrange. J’ai l’air si propre.
Là, je n’ai pas besoin de le questionner. Il me parle spontanément. Presque agité (de joie peut-être), le voilà volubile.
J’ai bien du mal à le comprendre car son français n’est pas riche de mots.
Il me parle de ses rêves encore, de sa bien aimé encore. De sa peur aussi. Beaucoup. Surtout la nuit. Et des étoiles aussi. Le Roumain s’invite à ses mots. Les R sont beaux, chauds, tout ronds. Il me montre le ciel. Parle des étoiles encore.
Mais là je ne comprends pas tout ou trop bien.
Je tente de lui dire qu’il devrait trouver des gens.
Pour l’aider. Des associations…
Je crois qu’il n’entend pas. Je crois surtout qu’il ne veut pas comprendre.
Nous trouvons une place de stationnement.
Ensuite, il marche un peu à mes côtés, me parle encore et encore, sans que je comprenne bien, m’accompagne à mon rendez vous sur la Grand-Place (j’ai hâte malgré tout).
Il me remercie sans cesse. Je lui retourne sans cesse aussi ses merci. Nous nous sourions. Un peu bêtes. Au moment de se dire au revoir. Notre dernière poignée de main, plus que jamais, me fait prendre conscience d’une chose :
« Oui, l’amour est d’abord un acte »
(comme dans la Bible et oui !)
(…)
(…)
un peu plus tard…
le sur-lendemain
(…)
soir de la Saint Sylvestre.
Fêter le passage de la nouvelle année, dans le Nord.
Pas de frou-frou ni de trompette pour moi.
Mon père sorti d’affaire, présente encore un état stationnaire, fragile.
Alors si le cœur n’est pas à la fête,
Mais au moins alors qu’il soit à l’amour.
(…)
A Bailleul, c’est une autre rencontre qui m’attend.
Un autre trait d’union incandescent entre deux personnes que tout sépare.
Un autre « faire confiance », permettant d’aller au bout de la différenciation en désirant cette proximité, cet « entre-deux de feu ».
Le souffle d’amour oui, puisqu’il faut le dire.
Qui adviend à coup sûr quand on le veut vraiment.
Là encore je suis gâté.
(…)
Il s’appelle Yonas. Il est Erythréen.
Il vit dans une grande tente pour une dizaine de personnes, une tente bien aménagée, chauffée par des gens qui ne veulent qu’une chose : disons-le « l’amour fraternel ».
Nous sommes aux abords de Bailleul, prés de la piscine municipale.
Dans mon coffre, j’ai emmené quelques victuailles. J’espère juste les partager avec des gens de ce camps de migrants.
Je n’aurai pas à les sortir de mon coffre
Yonas est seul, pour l’instant dans ce camp. Et il a tout ce qu’il faut (le boulanger « Bril » dépose chaque jour de bonnes choses, et tant d’habitants aussi).
Alors, stupéfaction, c’est lui qui m’accueille.
M’offre le thé. Propose que je m’assoie. Accepte de me raconter son histoire.
Yonas a fui son pays, il est réfugié politique. Lui on ne peut pas le mettre dehors. C’est déjà ça.
Autour du thé fumant et délicieux, en français/anglais, peu à peu son histoire se dessine.
Il a fui son pays car en y restant, il risquait. A coup sûr, d’être tué, assassiné sauvagement ou même guillotiné. C’est ce que je crois comprendre.C’est que son père est engagé, politique, opposé au régime en place. Il a 7 frères et sœurs. Tous ont tous reçus des menaces de mort. La plupart ont fui ou d’autres se cachent, encore. Là bas, dans son pays, lui Yonas installait des systèmes de ventilations, y compris pour le gouvernement.
Une nuit, il a pourtant senti, flairé même le danger. Le danger qui grandissait autour et en lui. Fuir alors. Pas le choix. Vite. Faire vite. Prendre un sac. Et filer.
Traverser toute l’Afrique, des mois durant. Traverser le soudan, l’Egypte, Puis le sud de l’Europe : Grêce, Italie et même Espagne (un détour ?).
Je comprends les déserts, les en dessous de camions, les bateaux de fortune, les caches, les trains, les passeurs, l’argent, des mois et des mois, la cavale, les camps aussi parfois, les évasions, la faim, le froid, le bruit et les odeurs…
Il reste pudique. En dit peu en vrai. Quelques mots essentiels qui disent bien, pourtant.
Il souri beaucoup. (lui aussi). Politesse du désespoir. (décidément).
Et puis joie réelle à partager. Je crois. D’être entendu. A nouveau.
Et moi, parfois je lui demande de préciser.
Lui s’y prête volontiers, souriant encore.
Même pour dire la gravité. Même pour répondre à ma candeur de jeune premier
« Et tu n’as pas eu peur, not be afraid of doing that? » je demande.
« If you are afraid, you are Dead. » : Si tu as peur tu es mort
Et Yonas de rajouter
« Some people was frightenened. Today, they are Dead ».
Nous parlons longuement. Les yeux bien en face.
Le thé à refroidi. Déjà, je dois partir. Il me demande si je vais revenir.
Lui dit que pas là, pas tout de suite : j’habite Angers.
Angers, c’est en France, me demande t’il ?
(…)
Yonas. Jonas. Dans le ventre de la baleine.
Et toi, elfe lillois aux bottes caoutchoutées
Vos témoignages m’ont fait découvrir (plus que jamais et une fois encore) que consentir à notre dénuement et renoncer à la peur (et à nos certitudes), permet que se créer un vaste espace de vie, de confiance et d’amour…