(...)
"A l’heure du règne du quantifable, le vieux, qui n’est que dans le qualitatif, est toujours perdant à la mesure… (...) Tout doit être positif, même Carrefour… Nous allons gaiement dans le sens de nos pulsions inconscientes, où il n’y a pas de négatif – ni loi,ni temporalité, ni mort. Pas de place pour le négatif, cette blessure au coeur de la jouissance, qui est notre finitude, notre fragilité, notre dépendance (souffrance, maladie, handicap…).
Or, que serait une vie exempte de manque,si ce n’est celle d’une amibe ?
« En montrant quelques signes de tristesse,on pèche contre le bonheur, on le remet en question, et la société risque alors de perdre sa raison d’être » dit Ariès. On élimine le négatif, on nie le négatif.
Le vieux fait tache dans un décor sportif, performant, luxueux – luxe de l’éternité, fantasme pris pour la réalité. Alors on l’évacue.
La reconnaissance de notre finitude n’exclut pas la joie, mais la rend possible et réelle à la fois.
Condition incontournable d’un bonheur lucide,qui intègre la vulnérabilité de chaque être humain, l’impondérabilité de l’existence, c’est-à-dire ce qui échappe à toutes nos batteries de tests parce que cela n’a ni poids ni mesure : il ne pèse pas lourd, le vieux…
En fait, àforce d’être mesuré par nos connaissances objectives, d’être calibré à l’aune d’une ontologie spécifique et normative – la gérontologie –, à force d’être déshabillé par nos savoirs médicaux, le vieux est celui qui met à nu le sens de la vie.
(...)
Si c’est bien « la perspective de la mort qui rend chaque instant unique »comme le remarque François Cheng, et non la consommation.
C’est parce que nous sommes mortels que nous désirons vivre. Jusqu’à la mort.
Le vieux n’a aucune valeur relative, aucune valeur ajoutée : il ne sertqu’à témoigner du sens de la vie.
Mais même ce témoignage est obsolète, périmé, passé de mode.
Aujourd’hui, pour savoir, on a Internet et Wikipédia, on sait tout tout de suite, c’est le « passage d’une société detransmission à une société de consommation immédiate », dit Debray.
Le vieux est trop long à connecter, de toutes façons, lorsqu’il parle de son passé, il est déjà d’un autre temps – comme s’il y en avait plusieurs. Encore faut-il l’écouter, l’approcher.
(...)
La plus subreptice de nos aliénations consiste alors dans l’abandon de celui dont je suis responsable, le vieux, qui n’a plus droit de réponse : il est trop vieux. Liquider la vieillesse, c’est se démettre de notre responsabilité, et donc renoncer à notre liberté. Abandonner nos vieux, c’est abandonner le réel, la vie, « la joie d’habiter ensemble un même monde »
Nathalie Guérin. Les vieux, le réel et la vie.
à redécouvrir aussi le travail lumineux de Valérie Winckler
(toujours aussi indispensable)