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"Au début du mois de février, je recroisai Anne B, qui était entrée en première année d’allemand dans la même faculté que moi. Elle avait toujours la peau d’une petite fille et le regard absent d’une princesse. Je remarquai qu’elle avait légèrement minci et pâli. (…)
je l’aperçus à plusieurs reprises durant l’hiver. J’attendais parfois des heures entières derrière une baie vitrée qu’elle daigne traverser, de sa démarche nonchalante, la grande place dallée de l’université. Du jour où je la vis là fouler la neige m’est restée une prédilection pour le blanc, que j’entretenais en lisant Mallarmé. Un vers surtout me semblait contenir à demeure ce que j’avais contemplé une fois. C’était dans « Apparition », le célèbre : « De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles ». Insoucieux des contresens, j’y retrouvais la clarté, le silence, tout un monde assourdi par l’aurore et la neige.
C’est à Anne B, à son souvenir, lorsqu’il fut devenu plus grand qu’elle, que je dus mes premières interrogations esthétiques. Je venais de finir une série de lectures déterminantes (notamment celle d’Une saison en enfer), mais je ne savais pas encore qu’elles l’étaient. Les images m’échappaient. Tout fut plus simple dès que j’eus identifié à Anne B. le ciel étoilé ou la Beauté qu’on injurie. Il suffisait de suivre les pas dans la neige, de lire comme on rêve, avec sa mémoire et son imagination, avec égocentrisme et empathie. Ne plus se contenter de comprendre. Ce n’était pas, ce ne fut jamais l’hallucination ni la voyance, mais j’étais ravi, désormais, qu’une usine devînt « très franchement une mosquée », qu’une croix se levât sur la mer.
(…)
Je ne sais pas si Anne B. était vraiment belle. Elle ne l’était pas comme une femme. (…) on n’avait pas envie de la posséder, mais de la perdre, comme on peut perdre enfant, la petite princesse à qui on est lié le temps d’un jeu (qui, de fantaisie médiévale se transforme en cache-cache) : « Au secours, nous sommes entraînés…je ne te vois plus ! » Et la princesse en riant dans le bois d’à côté ; l’espoir de la trouver fera brûler chacun des arbres. Illuminer ma vie de l’extérieur, en ne se montrant jamais que pour s’enfuit, je sentais que c’était le rôle d’Anne B.
Son visage, lorsque je réussissais à me le représenter, me plongeait dans un sentiment rare, comme si, de chaque instant, où j’avais été heureux, me revenaient simultanément des impressions voisines, mais distinctes. J’ébauchai plusieurs lettres, pour décrire mon trouble à celle qui le suscitait, mais je ne les achevai pas, ne pouvant me dissimuler longtemps qu’entrer en relation avec elle était aussi extravagant que de faire une déclaration en règle à la Vénus de Milo. (…)
Le visage d’Anne B, à son insu, était un belvédère d’où il m’était loisible de contempler non seulement toute la Flandre, mais les années presque abîmées dans l’oubli. (…)
Je n’ai jamais su si j’étais de l’espèce des martyrs ou des plaisantins. L’idée que je me faisais de l’absolu, on l’aura compris, était encore liée à Anne B., chimère qui dominait mes rêveries et que j’interrogeais sans relâche, croyant qu’elle seule pouvait, en la détournant de tout le reste, conférer à ma vie son unité, dans une recherche éperdu du beau, du blanc et de la lumière. (…) j’étais trop borné, trop jeune pour jouir du caractère tragique de l’existence, dont participe l’éparpillement de l’idéal, et qu’avait jusque-là laissé dans l’ombre son éblouissant visage."
..."Et autres pièces du puzzle".
Christophe Etemadzadeh.
Gallimard. 2006
ces clichés sont d'une exceptionnelle beauté, me touchent beaucoup
Rédigé par : jacqueline | 25 mars 2012 à 14:57